Par Siana, le 01/02/2023
Dans le roman « Une promesse de givre » de Marine Sivan (éditions Scrinéo), les nomades de la taïga glacée se confrontent à deux ennemis impitoyables : la nature et des esclavagistes venus d’un pays voisin. Autant dire que rien ne leur sera épargné…
Cette histoire nous offre ainsi l’occasion de mieux comprendre les rouages de la violence. Comment réagissent les esprits bouleversés ? Jusqu’à quel point peuvent-ils se briser ? Cherchent-ils vraiment la survie ? Ou bien se perdent-ils dans les méandres de leurs terreurs ?
Dans cet article, nous allons décortiquer les conséquences de la destruction sur la psyché humaine, qu’elle soit l’œuvre d’une colère de la nature ou des hommes qui choisissent de rompre la paix. Nous allons parler de persécution et de la contrainte de s’adapter à l’ennemi. Ce ne sera pas très joyeux, mais nous en avons besoin, parce que, mine de rien, tout ce qui nous permet de mieux comprendre l’autre nous aide à mieux vivre ensemble !
Bonus : Marine Sivan a accepté de répondre à quelques questions afin d’enrichir cet article. Un grand merci à elle !
Spoilers : mention des grands arcs de l’histoire et de quelques détails, mais ce qui est vraiment intéressant dans le roman c’est la façon dont tout se développe sournoisement, de manière à rendre moins évidents les choix et l’évolution des personnages !
Le passé : pilier du sens de la vie
« Une promesse de givre » s’ouvre sur l’attaque violente d’un clan de nomades par des esclavagistes Tahoris. D’un côté, Leythe, fille de la cheffe de clan, tente de soigner puis rassembler des survivants suite à leur fuite. De l’autre, son frère, Eonak, a été capturé et cherche à s’évader avec les autres prisonniers. Chacun ignore ce qu’est devenu l’autre. Chaque survivant ignore si des proches ont survécu, car de nombreux nomades ont été tués durant l’attaque. C’est là où débute un processus de résistance intéressant. Alors, que se passe-t-il quand on a tout perdu ? Comment survit-on ?
En premier lieu, étonnement, l’ignorance devient une source d’espoir. Si l’on ne sait pas, on peut y croire. On peut envisager qu’il y ait des survivants et que nos proches en fassent miraculeusement partie. L’envie de se battre resurgit ainsi et motive les nomades à chercher les survivants, puis à les soigner, les rassurer, les entraîner à retrouver d’autres proches encore. Un combat contre la douleur de la perte s’engage. Tant que l’on avance et que l’on cherche, il y a de l’espoir.
Mais il y a aussi l’habitude… Chez Eonak, en particulier, les souvenirs heureux remontent en nombre, ravivant les histoires au coin du feu, les taquineries entre frère et sœur, la chasse en forêt, le soin des rennes, ou encore ces soirées à manger des galettes de poisson sous la tente. Ces souvenirs jaillissent au réveil, chaque matin, avant qu’il retombe dans la dure réalité. C’est comme un réflexe, signe que l’habitude du passé est encore là, ancrée. En fait, l’espoir de retrouver des survivants est aussi celui de reconstruire sur les ruines du passé, de vivre à nouveau ces moments heureux comme si le malheur n’avait jamais frappé.
Et c’est un besoin qui devient vite pressant, impérieux ! Nous avons ici à l’œuvre le pouvoir de la « normalité », qui profite aux habitudes rassurantes… On se rapproche également de la phase de marchandage dans le deuil. Il faut à tout prix restaurer, même en partie, l’équilibre brisé ! Il faut recoller les morceaux… avant que l’être humain se brise à son tour d’avoir tout perdu. Le présent doit redevenir passé, le passé doit redevenir présent. C’est pourquoi il faut continuer à réunir les survivants sans relâche, et reformer le clan. Le passé apparaît alors sous sa vraie forme : en tant que pilier du sens de la vie. Forme dont l’on ne prend conscience que lorsqu’on la sent menacée.
Un fragment de ce pilier est d’ailleurs la religion, symbole fort d’identité, d’habitude et de rassurance. Quand tout semble brisé, les personnages espèrent encore que les dieux leur viendront en aide : « Les esprits nous enverront une proie, assura Leythe. Ils ne nous laisseront pas mourir de faim après nous avoir sauvées du fleuve, ça n’aurait aucun sens. »
Parce que c’est ça, le mot le plus important, après un bouleversement vécu : le sens. Les nomades cherchent du sens dans les événements, le comportement des animaux, l’agression par les Tahoris. Cette dernière est-elle d’ailleurs une épreuve des dieux ? Peu importe la réponse, tant que la religion nourrit elle aussi l’espoir des nomades.
C’est ainsi que, malgré le collier de fer autour de son cou, Eonak ne peut se résoudre à la soumission aux esclavagistes. Impulsif, il provoque le meneur des Tahoris et prépare des plans d’évasion pour lui et les autres nomades captifs. Sa hargne se nourrit d’ignorance, d’espoir, de souvenirs chaleureux et de prières. Tout ce qu’il faut pour se battre. Mais surtout… Eonak a fait une promesse qu’il souhaite ardemment tenir. Les Tahoris lui en laisseront-ils l’occasion ? Et est-ce toujours une bonne idée de recoller les morceaux du passé ?
Question à l’autrice :
D’où vient ton inspiration concernant les nomades et leur mode de fonctionnement ?
Marine Sivan : « Pour les clans nomades, mes inspirations ont été assez variées. Je souhaitais créer un peuple ayant des valeurs, des traditions, une langue, des croyances ou des coutumes communes, mais présentant aussi toute une série de particularités, de nuances, de variations, pour rendre compte de la pluralité du nomadisme dans cet univers. Dans le roman, ces différences entre nomades se voient notamment à travers les clans côtiers, les clans familiaux ou les clans plus étendus qui dépassent les groupes de parenté habituels.
Mes inspirations ont ainsi été assez larges et variées, j’ai lu plusieurs livres, et même une thèse, sur les peuples d’éleveurs de rennes nomades, notamment de Sibérie ou encore de Finlande. C’était très inspirant, surtout pour tenter de toucher du doigt leur façon très particulière de considérer la nature, la chasse ou les phénomènes cycliques. Si je me suis éloignée de ces sources premières, elles ont clairement créé des images mentales et nourri mon imagination ! »
S’adapter pour survivre... mais à quel prix ?
Dès les premières pages de l’histoire, Eonak fait une promesse à sa mère mourante : il retrouvera sa sœur et protégera les nomades. C’est son leitmotiv lorsqu’il se rebelle contre les Tahoris. Peu après, Leythe formule le même genre de promesse à sa camarade Sakari. Leur engagement s’attache encore une fois au passé, dont il faut préserver et réparer les ruines. Puis tous deux culpabilisent en constant qu’ils éprouvent des difficultés à tenir parole…
Au fil de l’histoire, Eonak et Leythe prennent lentement conscience qu’en réalité on ne peut pas choisir de sauver les autres, surtout vu leurs conditions de survie. Bien sûr, une promesse, c’est signe d’espoir, on peut y inclure de la « normalité » rassurante. Mais il devient alors délicat de s’en détacher, car cela signifie pour Eonak et Leythe abandonner une partie de ce que leur mère leur a légué, de leur passé, du sens de leur vie. Faut-il donc se résigner à renoncer ou à persévérer ?
Via cette promesse, l’histoire nous amène doucement à l’idée que survivre, et surtout reconstruire le passé, sera plus difficile que prévu. Les premières confrontations à ce sujet apparaissent. D’abord du côté de Leythe, qui doit choisir entre honorer les rites funéraires de son clan ou voler les fourrures d’un mort pour survivre. Prier les dieux semble nécessaire au début, lorsque le radeau tangue dangereusement sur le fleuve, ou lorsqu’il faut marcher dans la forêt glacée. Mais petit à petit, certains rituels religieux se transforment en contraintes… à tel point que Leythe se fait reprocher de juste vouloir survivre !
Le meneur des Tahoris, Amarok, avance aussi l’argument de la survie avec Eonak. Il oppose la rudesse du climat que traversent les nomades au confort des villes qu’il connaît. Il parle d’échapper au froid et au manque de nourriture, il rassure en prenant l’exemple d’autres clans nomades qui vivent bien mieux grâce à leur commerce avec les esclavagistes. Mais Eonak n’est pas dupe sur le prix à payer. Quand Amarok évoque que tout peuple évolue nécessairement, son prisonnier lui rappelle que c’est aussi leur faute. Les Tahoris ont attaqué, les nomades ont dû apprendre à façonner des armes et ont changé leurs habitudes de vie pour se défendre. Pour survivre, encore, mais cette fois à un ennemi différent.
Eonak comprend que le choix n’est jamais amené sur un pied d’égalité. En définitive, il n’y a que trois solutions pour son clan : fuir en laissant leurs terres natales aux Tahoris, se défendre sans fin contre des attaques régulières, ou capituler et se soumettre à la demande de l’ennemi. Car les Tahoris punissent ceux qui refusent de commercer avec eux et de s’adapter à leurs propres besoins, à leur propre mode de vie.
Ce choix entre offrir quelque chose ou être agressé m’a fait penser au harcèlement scolaire et au racket. Un rapport de domination s’établit, une personne ou un peuple cherche à obtenir l’ascendant sur un autre. Pourtant, ici, les nomades souhaitaient seulement préserver leur culture et vivre tranquillement.
Dans sa situation, Eonak découvre toutefois que le choix n’est pas si évident. Pour lui, il s’agit de continuer à se battre malgré des conditions de vie difficiles, ou bien de céder à l’ennemi pour vivre plus aisément. Mais comment y réfléchir sereinement quand de rudes traditions s’opposent au confort ? Un confort auquel il est difficile de renoncer une fois qu’on y a goûté…
Question à l’autrice :
D’où vient ton inspiration concernant les Tahoris et la façon dont ils traitent les nomades ?
Marine Sivan : « Pour les Tahoris, je suis partie d’une idée assez simple : je voulais un peuple ayant des racines communes avec les nomades, mais qui aurait emprunté un chemin très différent au fil des générations. Ainsi, même si les Tahoris et les Inutak (les nomades) partagent la même langue (à quelques nuances près) ou se ressemblent beaucoup physiquement, les Tahoris ont tracé leur propre voie loin de la taïga.
Je voulais faire des Tahoris de grands explorateurs, avides de découvrir et de commercer avec le monde. Pour cet aspect-là, ils ont un petit côté viking, qui se retrouve aussi dans la pratique des raids et dans leur ambition expansionniste.
Enfin, la société tahorie est fondée sur un système de cités indépendantes, qui chacune frappe sa propre monnaie, peut avoir ses particularités, son patois, son cadre politique et social. Ici, je me suis plutôt inspirée de la Grèce antique. Cette thématique est notamment importante pour un des personnages du roman, qui voudrait unifier ces fameuses citées. »
Douter pour évoluer
Lorsqu’on se retrouve dans la situation de Leythe ou d’Eonak, il peut y avoir des moments de désespoir où l’on croit que tout est perdu, où l’angoisse ressurgit et les larmes ne tarissent plus, où l’on essaye de se convaincre soi-même que l’avenir sera meilleur. Eonak, en particulier, en vient ainsi à se demander ce qu’il aurait pu faire de plus pour satisfaire les esprits, dont il a l’impression d’avoir perdu les faveurs. Il est triste de constater que ses croyances l’amènent à culpabiliser pour des problèmes sur lesquels il n’avait aucun contrôle (la rudesse de l’hiver, l’attaque des Tahoris).
Suite aux premières entorses à la religion, aux croyances que l’on ne peut plus honorer, des doutes surgissent. Si Eonak trouve les Tahoris idiots de souiller leur gibier sans les rites auxquels il croit, les Tahoris le trouvent idiot de refuser de manger et de se laisser dépérir. Puis d’autres fautes sont commises, et Amarok demande à Eonak pourquoi les dieux ne les ont pas punis, en tant qu’envahisseurs. Cette injustice nourrit la colère d’Eonak, qui commence à remettre en question ses croyances. Le contexte dans lequel il voyage, suivant des règles différentes de sa vie au clan nomade, lui montre que les croyances peuvent changer de sens : en s’adaptant à sa nouvelle vie, elles gagnent ou perdent de l’importance. C’est donc un pilier du passé qui évolue. Pour éviter qu’il se brise sèchement, Eonak a besoin d’offrir un nouveau sens à sa vie, il a besoin de ce que l’on pourrait appeler une « évolution acceptable » qui préserve une partie de ses mœurs tout en adaptant celles qui deviennent obsolètes.
La question de l’identité est abordée à ce moment là. Que sont les nomades ? Qu’est-ce qui les caractérise ? À partir de quel changement cesse-t-on d’être un nomade ? La réflexion est intéressante et s’appuie sur l’exemple de clans devenus en partie sédentaires, ainsi que sur les diverses évolutions possibles lorsque l’on est un clan de nomades. Choisir de s’établir dans une région au climat plus doux, est-ce également trahir les dieux ?
Ces interrogations prennent un nouveau tournant quand Amarok commence à initier Eonak au confort de sa propre vie, en espérant le convaincre de se rallier à lui. Amarok lui vend littéralement du rêve, comme le ferait un bon commercial ! Il lui propose un bain, lui offre de la brioche, lui parle de ses voyages… puis lui demande sournoisement s’il préfère rester dans la tente ou retourner dormir dans l’enclos avec les autres nomades. Aussi, en évoquant le passé, Amarok lui demande s’il se sent vraiment libre. Ayant été éduqué de rude façon, avec des responsabilités envers son clan, Eonak s’interroge. Plus que tout, ces échanges avec Amarok lui rappellent qu’il avait déjà pensé à s’émanciper de son clan, en raison de souffrances passées.
Alors, Eonak commence à délaisser ses propres traditions (sans oublier de culpabiliser !). C’est pour lui une manière d’oublier certains souvenirs malheureux, puis de passer enfin à autre chose. Amarok l’esclavagiste devient peu à peu un symbole de sa liberté future, sans que l’on sache vraiment s’il ment ou non. Eonak s’inquiète de qui il est, de ce qu’il souhaite devenir, de ce qu’il veut faire s’il parvient à échapper à l’esclavage. Il commence à croire en un avenir meilleur, puisque son passé s’avère démoli et douloureux. Il cherche quelle sera sa nouvelle vie. Il s’en remet de nouveau à l’ignorance qui nourrit l’espoir, puis aux rêves de liberté et au besoin d’indépendance, cette fois à propos d’un futur qui reste à construire… Et la boucle est enfin bouclée !
Question à l’autrice :
Quand tu imagines Eonak partir découvrir le monde en quête de liberté, où irait-il et que ferait-il ?
Marine Sivan : « Petit risque de spoilers dans ma réponse, donc à lire à vos risques et périls, ahah. C’est difficile d’imaginer ce que ferait Eonak. Il est proche de sa famille, il aime élever des rennes ou pêcher. Mais toutes ces activités sont « gangrénées » par des souvenirs traumatiques. Finalement, son épanouissement en tant qu’individu indépendant et libre passera forcément par un processus de cicatrisation et de recherche d’équilibre. Ce qui est essentiel dans le roman, c’est qu’il choisit de faire ce premier pas vers la guérison, l’acceptation et la reconstruction. Ce ne sera pas un chemin simple ni rapide, mais il a dénoué des nœuds importants en lui, qui l’empêchaient de respirer. Dès lors, il pourrait trouver la paix dans la taïga, en affirmant sa propre vision du nomadisme, mais aussi partir explorer le monde à la façon des Tahoris (raids et esclavagisme en moins, bien sûr). Je pense que c’est une quête nécessaire dans son cas : s’éloigner de la ronde infinie du nomadisme pour affirmer ses choix, se trouver, et surtout choisir quand et comment revenir. J’aime l’imaginer avec quelques années de plus, partir en exploration pour voir de ses propres yeux tous ces paysages, tous ces peuples, en bref, ce monde immense dont il a eu un aperçu avec les dessins et les récits d’Amarok. »
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