Par Siana, le 08/01/2022
Si le roman initiatique est maintenant très répandu, l’histoire de Scrooge, à travers ses diverses adaptations, propose plutôt une forme de rétrospective. Évidemment, c’est un format qui peut sembler terrifiant, à première vue. Scrooge lui-même ne s’y plonge pas de gaité de cœur. Cependant, l’histoire originale et la plupart des adaptations se terminent bien, avec beauté et espoir. La question qu’on peut se poser alors est : Scrooge a-t-il souffert pour en arriver là ? Qu’a-t-il donc enduré pour obtenir le droit à l’espoir final ?
Mais… et si ce n’était pas une question de mérite ? Et si toutes ces choses négatives à l’intérieur de soi, qui nous effraient tant, pouvaient juste être transformées en opportunités positives, en moyen d’action, en espoirs nouveaux ?
Pour cet article, je m’appuie sur le conte original, la version série “A Christmas Carol” de 2019, l’animé Disney “Le Drôle de Noël de Scrooge”, et un peu sur le roman d’horreur “Scrooge” de L. P. Sicard.
Alors, comment Scrooge est-il passé de vieillard aigri à humaniste généreux ?
Et surtout, qu’est-ce que ça lui a apporté ?
Qui est Scrooge ?
Au début, Scrooge est donc présenté comme un vieux grincheux qui déteste Noël. Pour lui, cette époque de l’année n’est qu’une piètre excuse pour faire la poche des gens tous les 25 décembre. Très pragmatique, il se demande combien de “Joyeux Noël !” sont hypocrites et pourquoi il ne faudrait sourire et n’être heureux qu’une fois par an. Ainsi choisit-il de rester lui-même en toutes circonstances. Ce qui veut dire… rejeter les marques de bonheur, les invitations à dîner, les gens qui font trop de bruit, les attentions de tout ordre. Il rejette en particulier son neveu qui essaye de l’inviter pour Noël. D’ailleurs, il n’a qu’un mot à la bouche pour répondre à tout ça… “Balivernes !”
Dans son côté radin, on retrouve bien sûr l’argent et les biens matériels, mais aussi l’amour qu’il considère comme une escroquerie, et l’attachement dont il ne veut pas. Ainsi, il paye pauvrement son secrétaire, M. Cratchit. Et quand de bonnes âmes viennent faire la quête pour les pauvres, il les rembarre. “N’y a-t-il pas des prisons ? Les asiles des pauvres sont-ils encore en fonctionnement ?” demande-t-il, car il pense que l’argent des contribuables leur permettra d’être logés et nourris. Puis en parlant de ceux qui ne peuvent profiter des refuges, il ajoute : “Libre à eux de mourir, cela réduira d’autant le surplus de population”.
Dans la série de 2019, en particulier, Scrooge aime également prendre part à des expériences humaines, plutôt psychologiques, pour voir jusqu’où les gens sont prêts à aller dans leur bêtise contre une somme d’argent. Sans se rendre compte que, ce faisant, il humilie une mère blessée.
Tel est le Scrooge du début, avare et acariâtre.
Faire le bilan du passé
Lorsque le fantôme des Noëls passés se présente, il guide Scrooge dans une rétrospective de son enfance. Il lui montre tout ce qu’il a vécu et perdu. Le village de son enfance le comble de nostalgie et de joie. Il revoit certains moments de solitude lors des soirées de Noël où il devait rester au pensionnat sur ordre de son père. Il redécouvre sa jeunesse d’apprenti… puis ses fiançailles brisées par son obsession pour l’argent. Dans l’une des adaptations, il découvre même les enfants qu’il aurait pu avoir. La série de 2019 se distingue par ailleurs en prêtant à Scrooge un passé d’investisseur sans scrupules, qui rachetait des sociétés en faillite et prêtait peu d’attention aux conditions de travail dangereuses des ouvriers, quand bien même ceux-ci y trouvaient la mort par centaines.
Cette série apporte également une profondeur intéressante au personnage. Une raison. Là où, dans le Disney, la sœur de Scrooge vient le chercher au pensionnat en affirmant que leur père est devenu plus gentil et accepte qu’il rentre pour Noël, la série ajoute de la noirceur. La figure du père devient un homme violent qui pense que “les hommes sont tous des bêtes”, tous pareils, et qu’ils essayeront de “te couillonner jusqu’à l’os“. Selon lui, il n’existe aucune vertu dans ce monde, un cadeau n’est qu’une dette tacite. Pour le prouver, il tue le rat que Scrooge avait reçu en cadeau de Noël. Et la leçon qu’en retient le petit ? “Me méfier des formes d’attachement peu rentables “.
Toujours dans la série, les abus subis par son directeur d’école lui donneront aussi une raison concrète de croire aux paroles de son père. Même si sa sœur vient le chercher lorsque leur père meurt, c’est trop tard, Scrooge est devenu insensible. Il a écouté son père, et le traumatisme a érigé des barrières à l’intérieur de lui. Grâce au fantôme des Noëls passés, Scrooge finira heureusement par comprendre d’où lui vient son propre comportement. Malheureusement, tout cela ne suffira pas à l’aider à percevoir la bonté de sa sœur qui l’a aidé. Il reste encore aveugle à la réalité des bonheurs simples et honnêtes de la vie…
Ce qui constitue le présent
Pour lui montrer un exemple de bonheur simple et honnête, le fantôme du Noël présent amène Scrooge chez son secrétaire. L’homme fête Noël entouré de sa femme et ses enfants… dont un petit avec une béquille. De façon surprenante, M. Cratchit trinque à son patron pour le remercier de faire vivre sa famille, tandis que sa femme l’engueule d’honorer un homme si méprisant.
Invariablement, Scrooge s’émeut face aux difficultés de cette famille, et demande à l’esprit si le petit Tim va mourir. Sauf qu’en voyant Scrooge commencer à compatir, l’esprit lui renvoie ses propres mots de rejet prononcés plus tôt : « Libre à lui de mourir, cela réduira d’autant le surplus de population » On commence ainsi à entrevoir l’intérêt de ce visionnage, pour Scrooge. Parce que cette réponse lancée dans un nouveau contexte prend un tout autre sens qui semble bouleverser Scrooge.
Mention honorable au Disney qui rappelle, par le biais du fantôme du Noël présent, que les humains les rendent bien trop souvent responsables de leurs mauvaises décisions. Je note qu’on peut aussi mettre les dieux dans cette balance, et toutes les puissances mystiques que l’on peut invoquer comme étant la source des malheurs humains.
Le film d’animation offre par ailleurs une vue intéressante sur la fête du neveu, qui bat son plein sans Scrooge (comme il a refusé l’invitation). On y voit le neveu trinquer également à la santé de Scrooge et lui envoyer ses vœux. Il ajoute également une pensée lourde de sens : il a pitié de son oncle, car “qui fait-il souffrir sinon lui-même” ?
Ce que voit Scrooge dans l’avenir
Le fantôme des Noëls à venir est très sinistre dans chaque adaptation. Néanmoins, il mène Scrooge vers autant de mauvais augures que d’espoirs. Chaque fois, Scrooge comprend qu’il ne veut pas mourir seul, avec ces funérailles auxquelles personne ne vient et cette tombe que personne n’entretient. Mais même s’il avait peur d’être vulnérable, peur de s’attacher, il prend conscience qu’il n’est jamais trop tard. Dans la série de 2019, il ressent beaucoup de regrets car il estime avoir été sauvé trop tard par sa sœur, ne comprenant que maintenant que l’amour est l’un des moteurs de la foi.
C’est ainsi que Scrooge implore l’esprit des Noëls à venir de lui laisser une chance de changer les choses. Et comme il l’exprime lui-même : à quoi bon l’avoir aidé à prendre du recul sur lui-même et sa vie, s’il n’y a aucun espoir ? Comme c’est une histoire qui se termine bien, l’esprit accède à sa requête et Scrooge devient un homme libéré de ses propres chaînes, joyeux et entraînant, qui rattrape le temps perdu avec ses proches.
Mention spéciale à la série de 2019, qui met l’accent sur le désintéressement (et surtout le fait de vouloir sauver le petit Tim d’une mort annoncée) comme moteur de sa décision morale. D’autres adaptations le révèlent moins altruistes.
J’ai noté aussi un élément intéressant que l’on retrouve dans le Disney et dans le roman d’horreur de L. P. Sicard : Scrooge craint le fantôme des Noëls à venir plus que les autres. Dans le roman, Scrooge pense que l’avenir est un fardeau constitué des traumas du passé, une « affection incurable » dont il est impossible de se défaire, car « il n’y a pas de remède au temps » (et cette version est d’ailleurs la seule où Scrooge se perd dans son passé, terminant par un suicide macabre). Dans le Disney, un Scrooge plus optimiste comprend que le fantôme est là avec de bonnes intentions à son égard et accepte de le suivre pour cette unique raison qui le rassure.
Mais l’évolution entre le Scrooge du début de l’histoire et celui de la fin se déroule-t-elle si facilement, sans accroc ? Cette décision finale est-elle vraiment la sienne ?
Une décision honnête et éclairée ?
Avant que les fantômes de Noël ne se présentent, une autre silhouette débarque : Marley, fantôme de l’ancien associé de Scrooge. Celui-ci arrive emmailloté dans un attirail de chaînes, symbolisant le poids du passé qui le hante. Il annonce à Scrooge la visite des trois esprits et le met en garde : s’il n’évolue pas, lui aussi subira le même tourment.
Voilà qui est un peu paradoxal à mon sens, car cette menace, et même la culpabilisation développée dans certaines adaptations, amènent Scrooge au repentir de force, sans que ce soit vraiment un choix de sa part. Dans la version animée de Disney, le vieillard supplie même, plus qu’ailleurs, l’esprit du futur de le laisser changer l’avenir sombre qui l’attend. Toute cette rétrospective l’aurait donc poussé à… juste obéir, et donc changer, par peur de l’avenir ?
Non, pas seulement… Car pour un homme qui rejette tout attachement, les émotions que ses actes suscitent chez les autres s’avèrent très fortes. Grâce aux visions, Scrooge prend conscience que les autres ne l’ont pas attendu pour avoir leur avis sur lui, pour l’aimer ou le détester, ni même pour trinquer à sa santé. L’attachement des autres existe malgré son rejet. Il y a même des attachements sains et des attentions honnêtes. Si Scrooge affirme qu’il est difficile de changer soi-même après autant d’années, il se retrouve malgré tout contaminé par cette lumière qu’il voit chez les autres. Il commence à vouloir les aider, et surtout à percevoir leur bonté intérieure. Il prend conscience que les êtres humains ne sont pas que des bêtes, que l’hypocrisie n’est pas reine, que beaucoup de sourires sont vrais. Dans la série de 2019, il repense à sa sœur et discerne enfin sa bonté.
Mais ces visions lui rappellent aussi à quel point il a pu faire du mal aux gens autour de lui. Les chaînes qui emprisonnent Marley reflètent ses erreurs passées, et donc aussi celles de Scrooge. Celui-ci aurait alors pu choisir de continuer sa vie de vieillard aigri, sans aucun changement. Mais il a eu le choix. Une question s’est posée : est-ce mieux de stagner pour éviter la souffrance de la remise en question… ou d’accepter l’erreur pour enfin avancer, de s’en servir pour évoluer ? Scrooge y a répondu. Il a découvert la vérité, à la fois en lui et chez les autres, et y a donné un nouveau sens, de nouvelles opportunités.
Certaines choses en soi devraient probablement rester dans l’ombre… Mais d’autres ne pourraient-elles pas se transformer en étoiles ?
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