Par Siana, le 21/06/2023
Le roman « Paideia » de Claire Garand (aux Éditions La Volte), nous entraîne dans un huis clos spatial glaçant et intimiste sur fond de harcèlement scolaire. « Dix petites filles dans dix stations en orbite autour de la Lune, derniers espoirs de l’humanité morte sur une Terre empoisonnée. », révèle le résumé. Ça donne le ton !
Destinées à devenir les futures mères de la nouvelle humanité, ces fillettes semblent se diriger vers un avenir tout tracé. Mais… ne serait-ce pas un peu trop beau pour être vrai ? Se plieront-elles réellement à leur devoir ? Et qu’ont-elles de plus que tous les autres humains ayant péri sur Terre ?
Le concept de « Paideia » désigne, à l’origine, une éducation visant à la « perfection ». Il a été conçu et employé en Grèce antique afin de produire de bons petits citoyens (de leur point de vue, bien sûr !).
Dans le roman de Claire Garand, les dix petites filles ont donc été spécialement entraînées pour reconstruire l’Humanité sur la Lune. Les concepteurs du programme Paideia ont probablement pensé qu’elles en seraient ravies… Et s’ils avaient eu tort ? Et s’ils avaient oublié une erreur fatale ? La survie de l’Humanité dépasse-t-elle toujours les enjeux et désirs personnels ?
Bonus inédit : découvrez une interview exclusive de l’autrice, Claire Garand, au fil de l’article ! Merci beaucoup à elle !
Spoilers : quelques éléments sur le contexte et les relations des personnages, rien sur l’intrigue.
Paideia, un vœu de perfection
Remontons un peu dans le passé, pour bien comprendre…
Des décennies avant que la narratrice du roman nous conte son histoire, les terriens les plus pauvres survivent sous terre, tandis que les premières colonies lunaires s’installent en faveur des plus riches. Le programme Paideia est lancé par une milliardaire indienne, qui trafique le génome humain de plusieurs femmes afin de concevoir des enfants génétiquement modifiés. Puis la guerre éclate, tout là-haut, sur la Lune. Les derniers « migrants » qui tentent leur chance sont explosés en vol ! À peine perturbé, le programme Paideia prend tout son sens : faire renaître l’Humanité !
Dès le début du roman, nous découvrons comment les dix fillettes se préparent pour leur mission cruciale. Nous plongeons dans leur quotidien, au sein des stations spatiales où elles habitent avec leurs parents. Ensemble, ils sont les derniers survivants de l’Humanité. Ces dix fillettes suivent donc une formation très spécifique et bien rôdée. Elles ont deux objectifs clairs : survivre et reconstruire.
Grâce à leur corps génétiquement modifié, ces fillettes de 7 ans se préparent tout d’abord à devenir bientôt mères porteuses… de cinq enfants chaque année durant dix à quinze ans ! Et comme il faut bien reconstruire une cité viable sur la Lune, elles suivent les cours d’une enseignante en réalité virtuelle, et s’entraînent à des simulations de travaux sur la Lune avant d’y descendre pour de bon. Chaque fillette se révèle experte dans un ou plusieurs domaines : informatique, construction BTP, mécanique, logistique, politique, juridique, etc. Elles étudient également toutes les langues terriennes connues.
La narratrice, elle, s’occupe des cultures en serres, de la construction de serres et d’habitations sur la Lune. Les alliages de métaux, la géologie lunaire, le blindage des dômes, les tomates, les choux, les divers pois et les pommes de terre n’ont plus de secret pour elle. Souvent, même, elle procède à des analyses et des calculs compliqués pour son travail. Tout semble bien pensé, matériellement parlant, dans le programme Paideia.
Tout… sauf une chose, en réalité. Si ces dix fillettes ont bien compris la nécessité de survivre et de reconstruire, elles n’ont visiblement pas conscience de l’erreur flagrante qui engendra l’empoisonnement de la Terre et les conflits lunaires…
Question à l’autrice :
Quelle était ta volonté d’écriture, avec cette histoire ?
Claire Garand : « Au départ, je n’avais pas d’intention particulière vis-à-vis de mon lectorat car j’ai écrit ce texte sans penser qu’il serait publié. J’éprouvais simplement le besoin de raconter cette histoire pour me placer moi-même devant ce dilemme, comme on le fait lors d’une expérience de pensée. Mais celle-là, je voulais l’approfondir car elle mettait en relation des éléments que j’avais abordés dans d’autres textes courts écrits aussi seulement pour moi-même. »
Mais personne n’est parfait
Pour le programme Paideia, l’excellence était de mise, ce sont donc des petites filles parfaites qui ont été sélectionnées. Leur note varie de 4.2 à 4.7 sur 5, sur une échelle indéterminée de la perfection. Mais il faut avouer que le 4.2 de la narratrice fait bien rire les autres, 4.5 et plus. Cette note très inférieure à leur moyenne est probablement ce qui rend notre narratrice si lente d’esprit et un peu bête, non ? C’est du moins ce qu’elles pensent toutes.
Ainsi, notre narratrice sans nom est régulièrement ignorée, moquée et rabaissée à son « virgule-deux ». En nous présentant ce groupe d’élèves de l’espace, le roman met en exergue la thématique du harcèlement scolaire. Les rencontres entre les fillettes sont souvent empreintes de vulgarité et de violences, de challenges, de gages, d’humiliations.
Si la narratrice se sent « à neuf contre une », au début, elle souhaite vraiment rentrer dans le rang pour obtenir leur respect. Alors, après une énième petite erreur, quand on lui rétorque un « reste à ta place, ça vaut mieux », ça ne la satisfait aucunement. C’est vrai, pourquoi rester souffre-douleur quand on pourrait s’élever au même statut que les autres ?
Puisque ses camarades ne semblent pas décidées à l’aider à devenir meilleure, notre « virgule-deux » se résout à gagner ses points par elle-même ! Elle veut donc les impressionner, d’une manière ou d’une autre. Elle espère ainsi obtenir leur reconnaissance. Ou mieux, leur admiration ! Seule dans sa cabine, elle rêvasse de ses futures gloires et idéalise ses succès hypothétiques. Elle imagine mille et une façons de susciter l’admiration de ses pairs, dont la conquête de Mars, son fantasme secret. Devenir une grande exploratrice montrerait aux autres qu’elle n’est pas qu’une fichue virgule !
Sauf que… après avoir échoué (une énième fois) à impressionner ses camarades, « virgule-deux » veut frapper encore plus fort pour « leur faire rentrer leur mépris par les oreilles ». Et c’est là où l’on se rend compte que seul le mouton noir du groupe a viscéralement besoin de prouver sa valeur, quitte à essayer par tous les moyens, poussé par le désespoir du manque de reconnaissance. Ce qui amène facilement aux excès… Vous voyez venir le problème ?
Question à l’autrice :
Dans le roman, de quoi manquait le programme Paideia, à ton avis, pour fonctionner idéalement ?
Claire Garand :
« La racine même du programme Paideia est gangrenée. Il faudrait changer de programme. De quel droit quelqu’un, quel qu’il soit, peut-il décider d’instrumentaliser la vie d’un être libre et conscient ? On peut d’ailleurs légitimement se demander s’il faut un programme : les espèces naissent, vivent et meurent, la nôtre comme les autres. Si nous créons les conditions de notre disparition, pourquoi nous ressusciter ? Cela ne signifie-t-il pas que le moment de l’apoptose est arrivé ? Ce qui manque à ce programme, c’est de l’humanité, tout simplement. »
Déplacer le problème
Quand on les voit parler, on remarque que les dix fillettes se croient déjà conquérantes de l’espace, elles s’imaginent peupler l’univers de milliers de colonies. Mais encore faudrait-il qu’elles réussissent à préserver une seule planète et ses habitants. Spoiler (pour elles) : entre la Terre empoisonnée et la guerre lunaire, c’est déjà mal parti !
Ces fillettes se pensent différentes, dotées d’une intelligence supérieure qui les protégera de l’autodestruction. Spoiler bis (pour elles) : elles reproduisent déjà cette autodestruction. En effet, ce roman démontre bien que la compétence technique ne supplante jamais la compétence sociale. On a besoin de bien s’entendre entre humains, pour reconstruire, sinon on en revient aux conflits d’antan, qui détruisent des compétences pointues essentielles à la survie. Heureusement, les dix fillettes parviennent parfois à travailler sérieusement ensemble sur des problèmes graves. Mais ce qui devrait être la norme n’est finalement qu’une exception…
Ces fillettes ont-elles appris que le harcèlement (scolaire ou pas, d’ailleurs) est un problème très terrien ? Et que le transporter dans l’espace ou sur la Lune ne fait que déplacer ce problème ? Malgré le programme Paideia, l’humanité n’est-elle donc condamnée qu’à mourir, noyée sous cet éternel recommencement de violence et de rejet ? À quoi servent toutes ces compétences si spécifiques à la survie si, au bout du compte, les humains ne savent que s’entre-détruire ?
Puisque ses camarades ne souhaitent pas promouvoir l’entraide qui pousse tout le monde vers le haut, la narratrice se retrouve seule face à son rêve d’individualité qui la protège du harcèlement. Ces deux thématiques se retrouvent en confrontation, quand elles auraient pu se soutenir mutuellement. Notre « virgule-deux » dérive donc lentement vers ce qui lui permet de se sentir mieux. Le rejet de ses pairs et son avenir peu reluisant lui donnent envie de rêver d’une autre vie…
Question à l’autrice :
Selon toi, qu’est-ce qui motive la narratrice à rêver d’émancipation et de conquête spatiale ?
Claire Garand :
Appartenance ou émancipation ?
L’Humanité étant dévastée, c’est un horizon de vie réduit qui s’offre aux seuls survivants. Pour la narratrice, les neuf autres fillettes ainsi que leurs parents constituent à présent l’univers tout entier. Malheureusement, on lui refuse une place égale aux autres au cœur de ce Grand Projet que tous contribuent à créer. On lui refuse de se sentir acceptée pour ce qu’elle apporte (ses compétences essentielles, malgré sa virgule plus basse). Ses camarades travaillent même souvent sans elle, donc la narratrice a forcément un train de retard sur ce qu’elle apprend et ce qu’elle comprend (ce qui a tendance à renforcer les moqueries).
Mais un tel refus de combler son sentiment d’appartenance au seul groupe de l’univers, aux seuls humains survivants, malgré ses nombreuses tentatives d’intégration, l’amène forcément dans une impasse. Soit elle reste à sa place de souffre-douleur, à subir toujours plus d’humiliations jusqu’à être entièrement détruite à l’intérieur, soit elle s’en échappe pour survivre. Soit elle continue d’essayer de s’intégrer, se heurtant sans cesse à un mur de rejet, soit elle cherche à se protéger de la souffrance en rêvant d’ailleurs. C’est ainsi que naît son désir d’autonomie et d’émancipation. Un désir personnel qui va entrer en contradiction avec l’objectif de la communauté. On pourrait croire que ce n’est qu’une crise d’adolescente, mais il s’agit bien de survie personnelle. Qui voudrait endurer une place de souffre-douleur toute sa vie ? C’est insensé !
Seulement, dès que la narratrice ose en parler ou préparer des plans pour s’émanciper, les autres survivants la ramènent à sa place. Pour chacun d’eux, y compris ses parents, la survie et la reconstruction de l’Humanité priment. Il n’y a aucune place pour les rêves individuels. Elle deviendra mère porteuse et restera auprès des autres fillettes, un point c’est tout. La narratrice voit ses rêves écrasés, ses solutions balayées d’un revers de la main. Pour le bien commun, vous comprenez. Ils suivent tous le programme.
La jeune rebelle en vient à se sentir partagée entre son désir de devenir une grande exploratrice et l’envie de mourir sans douleur. Paumée entre les humiliations de sa place de souffre-douleur et les reproches qu’on lui sert quand elle tente de s’émanciper. On dirait effectivement que, dans le programme Paideia, les concepteurs ont oublié la notion d’humanité. Autant de l’enseigner aux survivants, que d’anticiper positivement les désirs personnels.
La narratrice, qui refuse de devenir un piètre boulon dans cette machinerie, se pose alors une question : ne pas choisir son destin peut-il quand même rendre heureux ? Sans réponse, et craignant que ce ne soit pas le cas, elle s’enfonce dans une prise de risques vers une liberté quelconque, n’importe laquelle. Même éphémère.
Une autre question aurait pu se poser, cependant : ne pas choisir son destin, dans un contexte où l’on se sent accepté par le groupe, peut-il quand même rendre heureux ? Nous aurions pu le découvrir, sans doute, si le programme Paideia n’avait pas oublié ce qui fait le cœur de notre vie : l’humanité !
Question à l’autrice :
Comment considères-tu le harcèlement scolaire, dans notre monde actuel ?
Claire Garand :
« Je le considère comme l’une des expressions les plus authentiques de ce que cachent la civilité et l’urbanité : le déséquilibre fondamental niché au coeur de l’humain, un être assez intelligent pour savoir ce qu’il devrait faire pour assurer son bonheur et celui des autres mais pas assez pour le mettre en pratique en dépassant la conjuration de ses peurs primaires (peur de manquer, peur d’être assujetti, peur de perdre du terrain).
Pire : l’humain pervertit sa rationalité pour la mettre au service de la satisfaction de ses besoins et asseoir leur légitimité. Le harcèlement scolaire rassemble les actions qui permettent de se prémunir contre ces peurs. Il préfigure le harcèlement qui aura cours plus tard sur les lieux de travail, dans les groupes, les familles et les interactions sociales. Tous plongent leurs racines dans le même déséquilibre. »
Et voilà, nous vous laissons sur toutes ces questions éthiques ! Si le roman « Paideia » de Claire Garand (aux éditions La Volte) vous intéresse, vous pouvez le commander dans votre librairie préférée ! Vous pouvez aussi découvrir les coulisses de l’écriture du roman en vidéo dans l’interview des Artisans De La Fiction.
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