Par Siana, le 09/11/2022
Quand on choisit un roman, on a parfois des surprises. Anergique me tentait bien, puisqu’il me promettait de la fantasy steampunk avec un voyage dépaysant jusqu’en Inde. Mais au final, ce livre m’a rappelé que si certains romans “young adult” semblent assez classiques au premier abord, ils cachent parfois des pépites !
Célia Flaux ne survole pas ses vampires et producteurs énergétiques, elle développe ce que ces pouvoirs impliquent au sein d’une société qui peine à accepter l’indépendance des femmes. Être lyne ou dena devient un nouveau critère de jugement qui bouscule les classes sociales. Les relations entre les personnages se font alors plus complexes et intéressantes, entraînant un nouveau rapport de force dominant/dominé. Mais dépendance et soumission vont-elles forcément de pair ? Doit-on vraiment choisir qui domine ?
Bonus : Célia Flaux a accepté de répondre à quelques questions pour rendre cet article encore plus intéressant. (Merci à elle !)
Spoilers : sur l’organisation de la société, le système de magie, le passé et les relations de certains personnages. Aucune révélation sur l’intrigue !
La dépendance magique
L’histoire se déroule à l’époque victorienne, entre l’Angleterre et l’Inde. Sauf qu’il s’agit de fantasy, les êtres humains sont différents… Dans ce monde réinventé, on peut naître lyne ou dena (comme on peut naître de sexe masculin ou féminin, c’est une analogie). Donc personne n’a le choix, c’est génétique, vous avez une chance sur deux !
Les denas sont des producteurs, c’est-à-dire que leur corps génère naturellement de l’énergie via leurs chakras. Les lynes ont besoin d’absorber cette énergie, ils se nourrissent aux chakras des denas.
Leur point commun : chacun a besoin de l’autre pour vivre ! Les denas qui ne déchargent pas leur énergie accumulent ce flux à l’intérieur de leur corps, et tombent malades, subissent des douleurs chroniques atroces. Les lynes qui ne se nourrissent pas ressentent une brûlure intense, un manque insoutenable, puis dépérissent et meurent. (Joyeux, n’est-ce pas ?)
Il s’agit donc d’une dépendance magique, besoin qui se comble généralement en famille ou en couple. Et c’est là où les relations entre les personnages deviennent intéressantes ! De notre côté, nous connaissons la dépendance affective : lorsque l’on s’attache trop à une personne, sa disparition entraîne une douleur pouvant aller jusqu’à la dépression. Mais que se passe-t-il quand une dépendance magique s’en mêle ? Quand il s’agit d’une double dépendance ?
Dans le roman, on notera le soin apporté au détail de cette énergie, des échanges entre lynes et denas, ainsi que des chakras. Tout ce contexte est décrit avec une précision et une sensibilité vraiment saisissantes qui permettent de bien comprendre les enjeux des relations qui se nouent et se dénouent (ou explosent parfois carrément) ! Ainsi, les querelles familiales prennent un double sens, il ne s’agit plus seulement d’honorer un nom ou de se conformer aux convenances. L’énergie est un besoin vital, et sert donc facilement de moyen de pression, de chantage ou de manipulation affective. La dépendance magique devient un véritable pouvoir ! Mais qui en profite le plus ? Comment s’est construite cette symbiose entre lynes et denas ?
Question à l’autrice :
Comment t’es venue l’idée des lynes et des denas ?
Célia Flaux : « Je pensais à Twilight, en me disant que tout avait été dit sur les vampires, et que je n’écrirai jamais sur ce sujet. Évidemment, Muse a relevé le défi. Passer du sang à l’énergie m’ouvrait la possibilité d’alimenter non seulement des personnes, mais aussi des objets et des machines avec cette énergie. Les Lynes sont nés ainsi. J’ai alors réalisé qu’ils étaient dépendants de ceux qui produisent l’énergie. Ils sont plus forts physiquement, ils peuvent utiliser la magie, mais ils ne peuvent vivre sans l’énergie produite par les Denas. Je me suis demandé à quoi ressemblerait une société dont les règles permettent aux Lynes de contrôler les Denas dans tous les aspects de leur vie. J’ai alors pris conscience des similarités avec une société patriarcale et hiérarchisée comme l’Angleterre victorienne. »
Relation déséquilibrée et dysfonctionnelle
Si vous aviez le choix, seriez-vous lyne ou dena ? Allez, imaginons que vous seriez dena. De toute façon, vous n’avez pas le choix, c’est un don de naissance ! Enfant, vous commencerez par nourrir les lynes de votre famille. Vous ne voudriez pas qu’ils meurent, n’est-ce pas ? Ensuite, à l’âge adulte, ne vous inquiétez pas, votre famille vous trouvera un « bon parti ». Vous pourrez peut-être travailler, si votre lyne est d’accord. Vous pourrez aussi suivre votre lyne aux fêtes, si vous restez discret, en retrait. Par contre, hors de question de boire de l’alcool ou de fumer, vous comprenez, cela altère le goût de votre énergie.
Enfin, ça, c’est si vous naissez dans une famille de la haute société…
Si vous êtes pauvre, au pire, vous essayerez la prostitution dès votre plus jeune âge. En argumentant que vous avez une bonne production et en proposant de « goûter », certains lynes accepteront peut-être, et vous gagnerez un peu d’argent.
Cette réalité, c’est la normalité dans Anergique. Sauf que nos protagonistes principaux ne sont pas d’accord. Chacun à leur façon, ils sont différents, ils ont des aspirations personnelles, ils se rebellent contre le système. En un mot, ils sont anergiques !
Amiya est un enseignant indien, seule victime encore en vie de la violeuse que les gardes royaux poursuivent dans le roman. Sauf qu’il a été traumatisé par cette attaque, étant petit. Depuis, il a une peur panique des lynes et son corps produit moins d’énergie. Pour réduire la douleur de l’accumulation de son flux, il préfère se décharger dans les plantes. Mais cette solution pacifique et rassurante lui attire des reproches. Même sa mère considère qu’il « gaspille » de l’énergie. On pourrait comparer cela au gaspillage alimentaire… mais non : les denas doivent offrir une part d’eux-mêmes ! La manière d’Amiya de gérer son trauma est donc perçue comme une insulte, comme de l’égoïsme.
De son côté, Lady Liliana a beau être issue de la haute société, elle n’en ressent pas moins d’amertume qu’Amiya. Cette garde royale anglaise se prive régulièrement de boire depuis l’enfance. En effet, son père a deux défauts : une soif importante et le refus de “souiller” l’énergie de leur famille avec un dena étranger. Liliana a donc constaté l’extrême fatigue de sa mère et a voulu la protéger. Depuis, elle ne sent plus la soif et ne réclame jamais. Elle est aussi “exclusive” : dès qu’elle choisit un dena, le goût des énergies étrangères la font vomir. Certains médecins affirment que c’est une maladie. Personnellement, je me dis que l’enfance privative traumatisante de Liliana y est plutôt pour quelque chose…
Via la relation lyne/dena, l’autrice met de plus en exergue une notion très intéressante :
« Certains prétendent qu’un dena anergique ne sert à rien, comme s’il fallait produire pour justifier son existence. Comme si la bonté, l’intelligence et le talent ne comptaient pas. »
Autrement dit, une grande part du jugement des autres porte sur l’utilité de l’individu à la société, ce qui se reflète aussi chez nous. Ne demande-t-on pas encore « tu fais quoi dans la vie ? », sous-entendu « en quoi es-tu utile ? ».
Donc jusque-là, nous avons évoqué deux catégories de personnes (toutes deux attribuées aux denas) : celle que l’on oblige, en raison d’une caractéristique physique, à faire ce qu’elle ne veut pas ; et celle soumise aux dominants, considérée comme « moins que rien » si elle n’obéit pas. Je ne sais pas vous, mais chez moi ça résonne avec prostitution des femmes d’un côté, et esclavage de l’autre…
Pourtant, cette histoire nous prouve qu’être soumis ou dominant, c’est surtout une question d’éducation et de construction personnelle. Amiya et Liliana ont tous deux été forgés par leur passé : on peut être lyne sans vouloir dominer un dena, tout comme on peut être dena et avoir envie de liberté.
Maintenant, comment ça se passe, quand on y ajoute les classes et convenances sociales du XIXè siècle ? Notamment, chez les femmes…
Question à l’autrice :
Qu’as-tu voulu transmettre via la relation entre lynes et denas ?
Célia Flaux : « J’ai voulu montrer l’oppression qu’une société fait peser sur ses membres dans tous les aspects de leur vie (l’éducation, le mariage, les vêtements, le sexe, la nourriture, le travail, l’argent, les loisirs…). Sous prétexte de civilisation, les gens naissent dans une cage définie par leur genre, leur classe sociale, leur nature énergétique, et ils ne peuvent jamais en sortir. Tant pis s’ils ne se sentent pas à leur place.
Comme l’Angleterre victorienne est extrême en la matière, cette inspiration m’a permis de transposer les stéréotypes de genre et de classe sur un autre critère (la nature énergétique). Ce pas de côté permettait de montrer leur absurdité, c’était très amusant. »
Rapports de force et classes sociales
Lady Liliana est l’héritière de sa famille. Non pas parce qu’elle est l’aînée, encore moins grâce à sa condition de femme. Elle est simplement une lyne, alors que son frère est un dena. Son père essaye donc de guider sa vie, souhaitant pour elle une situation « convenable ». Il veut en particulier la caser avec le fils (dena) d’une famille reconnue dans la haute société. Ainsi, elle deviendrait cheffe de sa propre famille.
Sauf que Liliana n’est pas d’accord. Son rêve, à elle, c’est d’être garde royale. Ce qui attire nécessairement les critiques, dans son milieu social si codifié. De plus, elle a trouvé l’amour, et ce n’est pas un bourgeois de bonne famille. Bien sûr, son père refuse catégoriquement ses aspirations et tente de la ramener « à la raison ». Il estime que tout cela n’est qu’un « caprice de femme entêtée ». Il ne lui viendrait pas à l’idée que sa fille a juste envie de vivre pour elle-même, d’avoir la liberté d’aimer et de gérer sa vie comme elle l’entend.
Amiya subit également ce reproche, quand sa mère le traite d’égoïste. Il ne comprend pas pourquoi il devrait dédier sa vie à un lyne. Il estime que son énergie lui appartient et qu’il la donne comme il veut. Il ne supporterait pas non plus qu’un lyne le contrôle, surveille son alimentation et lui interdise de travailler. D’ailleurs, il argue qu’il ne fait de mal à personne, et c’est bien vrai !
Dans un univers basé sur la dépendance magique, on peut comprendre que vouloir s’y soustraire puisse être compliqué et mal perçu. C’est valable pour de nombreuses croyances et préceptes d’éducation : une fois qu’ils sont ancrés en vous, il devient difficile de les déloger. C’est le cas du père de Liliana, qui a toujours vécu dans la haute société. Il pense que sa famille doit se conformer aux convenances pour préserver leur « honneur ». Il est tellement engoncé dans cette habitude que, le jour où il doit choisir entre la vie de sa fille et le respect des convenances, un dilemme se présente ! Sauf qu’il est devenu aveugle… Avec sa conviction trop profondément ancrée, pour lui, l’honneur passe avant la survie, sans qu’il se rende compte à quel point cela est insensé.
Le père de Liliana fait partie de ceux qui pensent que « les faibles nourrissent les forts », autant dans l’idéologie énergétique que dans les classes sociales. Mais le choix du faible se fait sur des critères particuliers, oubliant totalement les autres qualités et compétence de la personne. Si je fais le parallèle avec Tyrion Lannister, que j’ai évoqué dans mon article précédent, il est jugé faible en raison de sa taille, alors que son esprit est celui d’un conseiller royal. Sa force, c’est l’aspect intellectuel !
En ce sens, les convenances, les règles de savoir-vivre, les préjugés et l’identité des classes sont définies par la société. Et si certaines restent, s’ancrent comme des règles de vie, d’autres évoluent en même temps que les besoins des individus. Le seul qui est immuable, et partagé par tous, c’est le besoin de liberté. Mais ne faut-il pas déjà s’autoriser à vivre pour soi-même, avant de réussir à accepter la même chose des autres ?
Question à l’autrice :
Pour toi, dans une société idéale, comment vivraient les lynes et les denas ?
Célia Flaux : « Dans une société idéale, leur interdépendance se traduirait par de l’estime mutuelle et de la solidarité, sans passer par la contrainte. Chacun contribuerait au bien-être général en fonction de ses gouts et de ses capacités. Ce serait une société plus libre et beaucoup moins hiérarchisée.
La relation de Liliana et Amiya est d’ailleurs basée sur des valeurs qui me sont chères : le respect, l’écoute de l’autre, et l’entraide. Elle ne repose justement pas sur un rapport de force, avec un rôle de dominant et de dominé. »
Si cet article a attisé votre curiosité, vous pouvez commander “Anergique” (de Célia Flaux, aux Éditions Actu SF) dans votre librairie préférée.
Si vous souhaitez lire d’autres articles similaires, découvrez un attachement à double tranchant avec Jinx & Vi, ou du trauma émotionnel chez Gueule de Truie.
Vous pourriez aussi aimer…
Paideia : reconstruire l’Humanité ou s’émanciper des erreurs du passé ?
Pourrait-il exister une Humanité parfaite, ou se reconstruit-on forcément sur les erreurs du passé ? Et la survie de l'Humanité dépasse-t-elle les enjeux de la survie personnelle ? Huis clos spatial glaçant, découvrez Paideia...Le Reflet Brisé : surmonter l’abandon pour trouver sa place dans le monde
Parfois, on se demande comment les personnes cruelles en sont arrivées là. Parfois aussi, ce qui abîme l'âme ne transforme pas toujours en monstre. Et si l'abandon et la souffrance du rejet n'empêchaient pas de trouver sa place dans le monde ?Une promesse de givre : être persécuté ou s’adapter à l’ennemi ?
Si vous deviez collaborer avec l'ennemi ou subir ses agressions, que choisiriez-vous ? Quand la survie et le confort s'en mêlent, la réponse devient de moins en moins évidente...